Les délégations étrangères se succèdent à Panzi mais Mukwege hésite à se jeter dans l’arène électorale

A l’hôpital de Panzi, où se succèdent les délégations étrangères, le Prix Nobel de la paix 2018 réfute ceux qui l’accusent d’être « l’homme des Blancs ». La campagne pour les élections de fin 2023 fait déjà du bruit.

Lorsque les visiteurs de marque – le couple royal en juin dernier ou François Hollande fin septembre – rendent visite au Dr Mukwege, le passage devant des jeunes qui brandissent des banderoles devant l’hôpital de Panzi est obligé. Les textes rappellent qu’il faut « mettre fin à la culture de l’impunité », « briser la spirale des violences ».

Auparavant, dans le quartier populaire du rond-point Essence, aucun visiteur n’a pu manquer un immense portrait du docteur surmontant les embouteillages, et des effigies du Prix Nobel de la paix ont fait leur apparition dans la ville. En outre, des intellectuels, réunis à l’initiative du professeur Maindo (Université de Kisangani), ont lancé un appel incitant le médecin à se porter candidat aux prochaines élections, tandis qu’une nouvelle association, la « Synergie des amis des valeurs de Mukwege » (SAM), a tenu une première réunion dans la région d’origine de son héros.

Entre deux visites officielles, le « MD » (médecin directeur) a retrouvé son bureau familier et la file de ses patientes. Cependant, devant les étagères sur lesquelles s’alignent les photos prises aux côtés des grands de ce monde, ce n’est pas de cette gloire-là que nous entretient le Prix Nobel de la paix.

Le « plus décoré de tous les Congolais », comme l’appelle la presse locale, entend, avant tout, rappeler l’essentiel, c’est-à-dire ses efforts pour prodiguer aux plus vulnérables de ses compatriotes une médecine de qualité et des soins holistiques.

Pas « l’homme des Blancs »

Visiblement blessé par certaines critiques, Mukwege veut rappeler que, sans distinction aucune, il se soucie de tous les Congolais, quelle que soit leur origine ethnique, et qu’en aucune manière, il n’est « l’homme des Blancs », le favori des Occidentaux, qualificatifs qui lui ont été assénés lors de ses récents voyages. « Comment des Congolais qui vivent, eux, en Europe, chez les Blancs, peuvent-ils m’appeler ainsi, moi qui, reclus dans mon hôpital, vis au milieu des Congolais ? » Il nie aussi être l’« homme des Bashi », ou un natif de Kaziba, le village d’origine où son père était pasteur protestant.

Pour étayer la démonstration, il ne faut pas aller loin. Dans le couloir, nous croisons un étudiant longiligne, fils de pasteur lui aussi, qui rappelle qu’en même temps que treize autres Banyamulenge (Tutsis congolais vivant sur les Hauts-Plateaux), il se trouve en stage à Panzi où il termine ses études de médecine. Dans la file de ses patientes, le docteur découvre une jeune femme elle aussi venue de Minembwe, sur les hautes montagnes surplombant la frontière du Burundi. Fille d’une mère célibataire violée par des militaires lors des premières guerres du Congo, la jeune femme a été à son tour victime d’un viol il y a deux semaines. En désespoir de cause, elle s’est dirigée vers Panzi, car les membres de sa famille – des Tutsis congolais menacés par des bandes armées – refusent toujours de quitter leur village de montagne pour aller grossir les camps de déplacés dans la plaine.

« Lutter contre l’impunité »

La colère de Denis Mukwege est demeurée intacte : « Il est désormais question d’exiger le départ de la Monusco, la force des Nations unies au Congo. Après plus de vingt ans, pourquoi pas ? Certes, elle a échoué à pacifier la région, à protéger les populations. Mais n’oublions pas qu’en période électorale, c’est elle qui observe la régularité du scrutin… Il ne s’agit donc pas de vouloir écarter un témoin gênant… En outre, il faut s’assurer de la capacité de l’armée congolaise à la remplacer. Donc assainir, pratiquer le “vetting”, c’est-à-dire la mise à l’écart des éléments véreux introduits dans l’armée lors des brassages successifs. Prendre en charge le suivi psychologique des anciens enfants soldats enrôlés dans les troupes et devenus bourreaux à leur tour. Bref, faire prévaloir la justice et lutter contre l’impunité. »

A l’heure où les autorités de Kinshasa ont fait appel aux troupes de la Communauté est-africaine pour tenter de rétablir l’ordre dans l’est du pays, Mukwege ne cache pas son scepticisme : « Que peuvent nous apporter les troupes du Soudan du Sud qui peinent à contrôler leur propre pays, des militaires burundais qui, au Sud-Kivu, poursuivent surtout leurs propres opposants, des Ougandais qui ne contrôlent pas les miliciens musulmans ADF dans l’Ituri, des Kényans qui entrent via le territoire occupé par le M23 ? Et qui va assurer le commandement de troupes étrangères venues de cinq pays différents ? »

« C’est depuis 2014 que moi, je me soucie de l’Ukraine… »

Bien sûr, il y a l’Ukraine, qui mobilise tant les Européens… « Mais la souffrance n’est-elle pas universelle ? Les droits de l’Homme seraient-ils fonction de la couleur de la peau, à géométrie variable ? » Le Prix Nobel de la paix 2018 rappelle d’ailleurs que c’est depuis 2014 qu’il s’est lui-même soucié de l’Ukraine, lors de l’occupation du Donbass, que des spécialistes venus de Panzi avaient encadré les femmes ukrainiennes victimes de violences. « En Ukraine, en Centrafrique, en Guinée, le modèle “holistique” mis au point à Panzi et reproductible ailleurs est reconnu. Partout dans le monde, les femmes sont les premières victimes des guerres, et en la matière, les Congolaises ont beaucoup à partager avec les autres. Chez nous, les femmes ont appris à parler, elles savent que le silence est le père, le complice de tous les bourreaux. »

Denis Mukwege, qui vit depuis plus de deux décennies avec la souffrance des femmes et s’efforce d’y porter remède, fait face, plus que jamais, aux jalousies sinon aux calomnies. Sur la défensive, il assène : « L’expansion de l’hôpital de Panzi est due au fait que les problèmes persistent… J’emploie ici plus de mille travailleurs. Où croyez-vous que j’ai investi les prix, les récompenses, les décorations ? Nulle part ailleurs qu’à Panzi ! Mes équipes sont les dernières à encore se rendre à Minembwe dans les Hauts-Plateaux, à travailler dans l’hôpital de Bulanga, à Mulamba, à Kisangani… Depuis le début, ceux qui me soutiennent à travers tout, c’est la Fondation Roi Baudouin, Georges Forrest, Aviation sans Frontières qui transporte les malades, Guy-Bernard Cadière qui a rassemblé les fonds permettant la construction de cette nouvelle aile de l’hôpital, sans équivalent au Congo ».

« Je vis avec qui, sinon avec des Congolais ? »

Sans aucun doute, s’entendre dire qu’il serait un « Congolais blanc », favori des Européens, fait mal à Denis Mukwege : « Entre mes déplacements professionnels, je vis où ? Ici, au Congo, dans une aile de mon hôpital dont je ne peux m’éloigner, pour des raisons de sécurité. Et je vis avec qui, sinon avec des Congolais ? Parmi ceux qui m’accusent, beaucoup vivent en Europe, beaucoup plus confortablement. Je ne suis pas du genre à m’acheter des chaussures coûtant des milliers d’euros. »

Alors que se rapprochent les échéances électorales, prévues pour décembre 2023, il est cependant une question à laquelle Denis Mukwege refuse encore de répondre : celle de son éventuelle candidature au scrutin présidentiel. Est-il trop tôt pour se jeter à l’eau, n’a-t-il pas encore noué les alliances politiques indispensables avec d’autres candidats, créé un vaste mouvement militant, rédigé un programme aussi « holistique » que les soins prodigués à ses patientes, se contentant de plaider en faveur de la justice et du rapport Mapping en imaginant que cela pourrait suffire ? D’aucuns le lui reprochent, d’autres craignent pour sa sécurité et lui conseillent la prudence, car les coups peuvent aussi être assénés par des rivaux potentiels, sinon par un pouvoir en place qui n’entend pas rater sa réélection.

Même si l’homme en blouse blanche n’a pas encore révélé ses véritables intentions, une autre guerre a déjà commencé, celle des rumeurs contradictoires, des rivalités entre courtisans ou adversaires. A Bukavu, à Goma, à Kisangani, parmi les étudiants et les classes moyennes émergentes comme au sein de la société civile, le nom du médecin circule, et au-delà des frontières, le Prix Nobel de la paix est aujourd’hui le plus connu, le plus estimé des Congolais.

A-t-il pour autant envie de se lancer dans la bataille ? Malgré les encouragements de ses amis et, sans doute, ses désirs profonds, les dés ne sont pas encore jetés.

 

Collette Braeckman pour le Soir

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